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Eric Gabriel
En vert et pour tous

EN VERT ET POUR TOUS
2ème prix au concours de nouvelle « L’éveil plume » 2015

A l’école des beaux-arts, on vous apprend rapidement à ne plus penser par vous-même. On crayonne des fruits morts, des corps vivants, des objets froids avec des porte mines sans âme. Moi, ma peinture je la désirais, comme on désire une femme, comme une surprise. Alors, après avoir épuisé mes enseignants, je me tournai vers l’inconnu. Je repris ma liberté de penser ma peinture, comme d’autres pensent tout haut.

Mes qualités premières étaient les couleurs. Le Fauvisme et Pointillisme, (mes deux premières amours), m’apprirent à en maitriser les dosages, les voisinages et les interdits. Les couleurs reflètent l’âme d’un tableau. En excès, il la perd, et en minimalisme, il la cache. C’est pour cela que la bande dessinée fit appel à moi. Ce travail faisait chauffer la soupe, et me permettait d’affirmer ma technique. Je travaillai pour plusieurs maisons réputées et les dessinateurs ne manquaient pas de souligner mon talent.

L’un d’entre eux, Max, m’envoya un SMS étrange. Un certain Monsieur Kling désirait me parler et me donnait rendez-vous dans sa villa située à vingt kilomètres de mon domicile. Son chauffeur passerait me prendre dans deux heures chez moi. Intrigué, je tentai de le joindre mais son téléphone était à présent sur messagerie.

Effectivement, quelques heures plus tard, une Jaguar authentiquement vintage, s’arrêta devant mon modeste immeuble. Outre que son âge avait dépassé le mien (et je venais de passer le cap de la trentaine), la vieille anglaise était repeinte en vert Smaragdin. Un goût douteux qui ne la laissait pas indifférente à défaut de la valoriser. Mais, qu’importe la couleur tant qu’on a le confort et l’argent qui l’accompagne. Je fermai mon appartement, saisit mon press-book et dévalai les deux étages avec rapidité.

Le chauffeur n’avait pas pris la peine de descendre de la voiture, mais la porte arrière droite était ouverte. Je m’introduis dans le véhicule et me trouvai face à une nuque sombre. La conduite étant à droite, je me décalai afin d’apercevoir celui qui m’emmènerait vers cet inconnu. Mais ce qui m’interpella une fois à bord, ce n’était pas le mutisme de mon chauffeur, ni le fait qu’il soit de type africain, ni même que la sellerie soit verte, ainsi que le tableau de bord ou le volant, non ce qui m’intrigua était que mon chauffeur avait les cheveux crépus couleur VERT GAZON. 

Il parcourut les quelques kilomètres de campagne avec lenteur et attention. Puis nous arrivâmes dans un petit village endormi sous la chaleur de l’été. A la sortie, un chemin nous conduisit devant une grille haute et opaque. Un chemin gravillonné, bordé de tilleuls, nous mena à l’entrée du bâtiment. Une façade moderne, épurée, aux larges bais vitrés.  

En franchissant la porte, je remarquai, outre la livrée vert céladon du « Nestor » qui m’accueillit, le vaste hall d’entrée qui m’étonna par ses dimensions. Un escalier suspendu dans le vide, des colonnes doriques incongrues ne soutenant que l’air, un plafond sans fin, le tout décliné dans différentes variantes de vert. Vert tilleul pour les murs, épinard pour les colonnes, vert citron pour le plafond, et des damiers de carrelage en patchwork quadrillé en différentes nuances de vert. Pas un centimètre ne révélait une autre couleur. Les rares meubles eux aussi étaient habillés d’une parure verte. Ainsi, je devinai un meuble de l’école Boule en vert anis. Sacrilège ? 

« Nestor » me conduisit à l’arrière de cette vaste maison où mon hôte m’attendait. Vêtu d’un costume de lin vert anglais qui recouvrait un tee-shirt vert d’eau, (tenue somme toute classique), il se leva de sa chaise longue le sourire accueillant et me tendit la main. Chauve, la petite quarantaine, il me dominait de deux bonnes têtes.

- Monsieur Lhotellier, merci d’être venu si vite. Puis-je vous offrir un verre ? 

- Merci, mais je crois que je suis déjà servi ! Et de montrer les différents verts qui nous entouraient. 

- Et de l’humour aussi. Vous me plaisez déjà. Prenez place. 

J’obtempérai à son injonction et il me versa tout de même une menthe à l’eau. 

- Par cette chaleur, la menthe rafraichit. En effet, la température élevée de cette journée se faisait sentir et la piscine devant moi était attirante. Son eau était verte, couleur algue et j’imaginai les trois belles filles qui s’amusaient dedans avec des corps de sirènes. Leurs seins flottaient, libérés du carcan textile qui d’habitude les oppresse. 

- Elles sont belles, n’est-ce pas ? 

Je hochai la tête. Si leurs longues chevelures étaient aussi vertes que l’eau dans laquelle elles évoluaient, leurs corps étaient d’une pâleur extrême. Et lorsqu’une de ces naïades sorti de la piscine, je découvris avec stupeur que sa nudité était totale, agrémentée d’une toison pubienne aussi verte que ses cheveux. 

- J’aime bien les rousses, et je les redéfinis à mon goût… 

- Et aussi à votre passion pour le vert. Autant vous dire, monsieur Kling que je suis coloriste que sur papier et non sur la peau de rousses ni de blondes d’ailleurs ; et ne suis pas ici pour coloriser vos fantasmes ! 

- Ne vous offusquez pas, il s’assit sur le bord de sa chaise longue et prit un air plus grave, si je vous ai fait venir, c’est que j’espère de vous la création d’une nouvelle couleur verte. Une couleur qui porterait mon nom !

Je l’interrompis : 

- Comme Klein et son… 

- Chut ! Ici on ne prononce pas d‘autres couleurs que le vert.

Il héla une jeune femme que je n’avais pas encore aperçue. Aussi nue que les baigneuses, avec en prime une pierre verte étincelante collée au nombril, elle s’avança portant un coffret en bois. Je découvris émerveillé des centaines d’émeraudes aussi magnifiques les unes que les autres. 

- Si vous réussissez, vous pourrez en prendre deux belles poignées. Voilà le prix de votre effort. Êtes-vous d’accord ? 

Je plongeai mon regard dans ses yeux verts. J’hésitai un instant, ce type était-il fou ou un véritable inconditionnel du vert et ces pierres étaient-elles vraies. Mais quelques chose me dit que refuser serait aussi stupide que d’accepter, donc j’acquiesçai. 

Kling m’apprit qu’il était un des plus grands producteurs d’émeraudes au monde et que sa passion pour le vert l’avait envahi le jour de la découverte de sa première pierre précieuse. Depuis, il cherchait à créer ce vert éternel qu’à l’opposé de Yves Klein, il ne protègera pas, souhaitant que son vert colore des voitures, des halls d’entrée ou des pots de peinture serrés en rang d’oignon dans les rayons de magasin de bricolage. Seule la reconnaissance l’intéressait. 

Je me mis aussitôt au travail, mélangeant différents pigments du vert chrome au vert chartreuse. Dosant au plus précis, éliminant les teintes trop dominantes, Kaki, Anglais, Hoocker, rajoutant du vert citron de l’anis ou de la pistache. Mais le résultat était toujours décevant. Je tentai des mélanges sur ma palette d’ordinateur, mais le meilleur logiciel du monde ne peut donner que ce qu’il reçoit. Et en l’occurrence, je cherchais ce qui n’existait pas. Quinze jours après, aucun de ces verts ne me donnait satisfaction. Pire encore aucun n’avait d’originalité. Souvent trop foncé, ils s’affadissaient au contact de teintes plus claires.

Un soir, las de ces essais, je descendis au bistrot du coin. Les habitués me saluèrent ainsi que le patron. Adossé au comptoir, un type que je ne connaissais pas, passa sa commande. En mélangeant son breuvage, la teinte de son verre devint verte. Je demandai la même chose au patron. Je le regardai faire, il dosait approximativement la menthe, mais ajustait parfaitement le pastis. Un perroquet. J’ajoutai de l’eau. Pas assez ! Encore. De trop ! Je lui en commandai un deuxième, la encore trop d’eau. Puis un troisième. La nuance était imperceptible à l’œil non expert. Alors, je lui demandai un quatrième verre avec plus de menthe. Au sixième, je devins l’attraction du bar. Le nez au raz du comptoir, mes yeux étaient collés aux six verres au garde-à-vous. Je payai mes consommations et demandai à emporter le dernier verre chez moi, ou plutôt le dernier vert. Le patron haussa les épaules, geste qui résuma son désintérêt face à mon expérience. 

Cette fois je pris le temps de noter chaque dose de pastis versée dans mon verre, ainsi que celle de la menthe. J’investis dans des dizaines de marques de sirop, idem pour le pastis et souvent le résultat finissait dans mon gosier. Mais la créativité nécessitant de la rigueur et de la sobriété, j’arrêtai rapidement mes dégustations. Je cherchai un vert puissant, sans toutefois devenir dominant. Il sera mystérieux, original et repérable de suite. Sans vouloir imiter le Klein dont j’enviais l’originalité. Les gens sont incultes en matière de nuances de couleur, mais le Klein est repérable de suite parmi ses cousins. C’est ce que Kling souhaitait. De l’audace avant tout, mais le respect de la couleur. Très vite la nuance idéale m’apparut, mais elle demeurait sous forme liquide. Alors, pas à pas je recommençai mes mélanges avec mes pigments. J’en créai certains. Puis, n’ayant plus assez de toile, je peignis mes murs en damiers de différents verts, ainsi que le plafond et un matin, je le découvris en me réveillant.  

La veille au soir j’avais peint ce carré de quarante sur quarante centimètres, sans en être vraiment convaincu. Mais à mon réveil, la nuit ayant séché la couleur et la lumière du matin l’ayant sublimé, ce dernier carré révéla sa splendeur. Un nouveau vert venait de naître ! 

La Jaguar vint me prendre à 10h ce matin de fin d’été. Mon chauffeur, toujours aussi peu loquace, me regarda à peine. Une bonne demi-heure lui suffit pour que je me retrouve aux côtés de mon nouvel ami. Très excité par ce que j’allais lui présenter, il m’accueillit à la porte de sa villa. « Nestor » en retrait leva les yeux au ciel en voyant son maître se saisir lui-même de la toile que j’avais apportée. 

L’instant d’après nous nous retrouvâmes seuls dans un salon donnant sur sa piscine. Les filles devaient encore dormir car, si le soleil donnait déjà, aucun transat n’était occupé. 

- Monsieur Lhotellier vous allez m’annoncer une bonne nouvelle, j’en suis certain. Il alluma un cigare en prenant son temps, sans m’en offrir un, puis s’assit dans un fauteuil en cuir. Montrez-moi ! 

Bien que je voulus lui expliquer le processus de recherche, l’impatient préféra découvrir le résultat aussitôt. Alors je lui dévoilai ce nouveau vert. Il tint son cigare du bout des doigts, alors que la fumée s’échappait de sa bouche entrouverte. Je ne parlai pas mais le regardai fixement. Un visage si différent de celui qu’il m’avait réservé à l’accueil. Une expression d’étonnement face à l’inconnu, entre douleur et jouissance. 

- Admirable ! ADMIRABLE ! 

- Merci, mais… 

- C’est tout ce que je voulais, un vert puissant, gai, mystérieux celui-ci est comme… 

- Trouble ? 

Il hésita. 

- Oui c’est cela… trouble.
Suivi un long silence. Je laissai son regard vagabonder d’un angle à l’autre de la toile, comme-ci il découvrait un nouveau paysage de Gainsborough, alors que la toile n’offrait qu’une uniformité de vert. Il frappa des mains et Nestor apparut avec un seau à Champagne, suivit du chauffeur tenant la cassette d’émeraudes. Fêtons cela, je crois que vous le méritez. Il s’apprêta à me servir en Champagne, lorsqu’il m’apparut raisonnable de demander un… 

- Un perroquet, qu’est-ce que ceci ? S’étonna mon hôte. Nestor lui confirma le breuvage et en rapporta deux l’instant d’après. 

- Il reprit : Comme convenu, vous abandonnez vos droits sur cette couleur contre deux belles poignées de ces pierres. Servez-vous ! Je maudis mes parents de ne pas m’avoir fait des mains plus grandes. J’en plongeai une et en extrait une belle poignée que je fourrai dans un sac en bandoulière, je recommençai une seconde fois, et je pense que j’aurai pu vider le contenu du coffre dans mon sac, tant mon hôte s’en désintéressait. 

- Hum, ce « Perroquet » n’est pas mauvais du tout, fit-il en reposant le verre. Mais dites moi, vous avez dû chercher longtemps pour avoir cette idée, n’est-ce pas ?

 Je hochai la tête n’osant lui avouer que c’est dans un bar que l’idée m’était venue. Nous nous quittâmes, lui avec son vert « Kling » et moi avec mes émeraudes. Son chauffeur me déposa devant chez moi. Je le saluai sachant que je ne le reverrai sans doute jamais. Lui se contenta d’un signe de tête et redémarra en douceur, semblant glisser sur l’asphalte. Je demeurai un instant ainsi, puis tournai les yeux vers la boutique de Luigi. Je devais marquer le coup. Cette aventure de moins d’un mois, m’avait touché, aussi je décidai d’en prolonger le changement. En poussant la porte, la petite clochette tinta. Luigi était un vieux Calabrais qui avait fait toute sa carrière dans ce modeste salon, après l’avoir racheté à son patron. 

- Eh, garçon, c’est pour une coupe ? 

- Non Luigi. Aujourd’hui je voudrais que tu me fasses une nouvelle couleur pour mes cheveux. Il haussa les épaules, n’en devinant pas l’intérêt. - Ok, si tu veux. Et de quelle couleur. Je lui sortis un flacon de ma besace. 

- En vert Kling ! 

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Éric Gabriel