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Eric Gabriel
Les naufragés

LES NAUFRAGÉS
Nouvelle primée au concours « transfrontaliers de la nouvelle brève de Longwy » en 2003

Mark... ? Mark... ?
Un râle informe répondit à l’appel.
- Mark, t’es mort ?
- Non, dors !
- J’ai froid, si froid.

Elle tremblait sous sa couverture de laine humide. Un timide rayon lumineux éclairait l’azur, comme hésitant à pénétrer l’épaisseur du ciel. Alors que des éclats brillants scintillaient au loin sur la surface mouvante.

- Mark, reprit-elle, on va mourir !
- Marie, je te l’ai dit déjà, cette route est empruntée souvent. Un navire marchand, va nous repérer et nous serons sauvés.
- Si seulement... J’ai mal au ventre.
- Ça va passer, ça va passer, moi aussi j’ai mal. Dors à présent.
- Si je dors je vais mourir...

Mark soupira, sa fiancée n’avait peut-être pas tort. Dormir et mourir, ce serait sans doute la solution la plus douce. Il ferma les yeux, et repensa à cette nuit tragique dans ce yacht magnifique. Parti de Londres pour une longue croisière sans but précis, sans contrainte de temps ni d’argent. Une croisière idéale, avec pour seule obligation, rédiger les mémoires d’un richissime magnat de la presse. Ah la mémoire, lorsqu’elle vous fait défaut, il faut bien trouver quelqu’un pour l’enjoliver. Un jeune journaliste sans le sou, plein de talent, mais qu’on paie à la ligne. Le contrat fut vite signé, partager une croisière, certes, mais pour le travail seulement, pas pour les repas. Non pas que Sir Georges Tomlinson s’y soit opposé, mais sa rombière d’épouse, ne se serait jamais compromise à une table avec des roturiers. Le jour s’étalait à présent, lascif, hésitant, mais illuminant assez une mer sans fin.

- Ça fait combien de jours que le cuisinier est mort ? Mark, hésita à répondre.
- Deux jours.
- Les poissons ont dû....
- Tais-toi tu veux, Marie ! Il était blessé et il est mort de ses blessures, c’est tout. Marie dévisagea le tas de vêtements empilés de l’autre côté de la chaloupe.
- Et elle, cette vieille carne, tu crois qu’elle est morte ?
- J’en sais rien, en tout cas elle ne bouge plus.

Mark regarda à ses pieds le tonneau d’eau et les quelques vivres qui restaient. Je vais voir où elle en est.Il se mût avec peine. Lui qui depuis cinq jours tentait de ne rien montrer de son état de fatigue, ressentait les premiers signes de douleurs diverses. S’arc-boutant tant bien que mal sur les bords de la chaloupe, Mark parvint jusqu’à la forme endormie. Il releva la première couverture, puis deux, puis trois. Mme Tomlinson était en position fœtale, le visage était blême, presque bleu. Il s’approcha et perçut un filet de vie dans un mouvement de paupière. Alors regroupant ce qu’il lui restait de ressources et de forces, Mark souleva les jambes de la femme et les tira fermement. Ses dessous luxueux étaient souillés d’une vie qui s’enfuit. Elle maugréa encore un peu, mais son corps soumis se laissait entraîner. Mark lui ôta le vison comme il put tant la femme était forte. La chaloupe tanguait, mais lui demeurait stable. Le manteau arraché, il retourna ce corps lourd.

- Mark, elle est morte ? Hein ?

Il hocha de la tête. Alors dans un dernier effort, il la retourna. Ses jambes plongèrent en premier, puis ses hanches disparurent, son torse, mais dans un dernier sursaut elle ouvrit grand les yeux et fixa dans un regard d’effroi, celui qui la jetait à l’eau, à la mort. La chaloupe allégée se trémoussa encore, puis se stabilisa rapidement. Mark s’empara du vison et recouvrit le corps de sa fiancée.

- Tiens il est encore un peu humide, mais il te tiendra chaud.
- Elle était morte ? Mark la dévisagea et lui sourit.
- Oui, elle était morte.
- Elle ne m’aimait pas, elle était jalouse... Elle croyait que je couchais avec Sir Georges.
- Je sais ma chérie, je sais. Sir Georges en était très peiné. Mais que veux-tu, elle détenait de nombreuses parts de ses sociétés, alors...
- Serre moi contre toi. Mark s’exécuta et ajouta une couverture, les unissant un peu plus. Quelques heures plus tard les couvertures étaient devenues inutiles. Un soleil de plomb écrasait la chaloupe et asséchait la peau.
- Ne bois pas trop vite, ma chérie, tourne l’eau dans ta bouche. Voilà comme ça.
- On n’aura jamais assez d’eau pour tenir longtemps. Mark la rassura en lui caressant le front.
- On va croiser un navire bientôt. Ils ont dû entendre notre appel de détresse, mais ils ne sont pas tout près, voilà tout. 

Là aussi, il mentait, le radio ayant été passé par dessus bord en premier, puis l’eau s’étant engouffrée d’un coup, le matériel fut réduit à néant en quelques instants. C’est à ce moment précis que Mark toujours lucide s’empara de quelques vivres et d’un petit tonneau, et jeta le tout dans la première chaloupe venue. Mme Tomlimson qui avait flairé la lucidité du jeune secrétaire rejoignit Marie et Mark dans la chaloupe. Le cuisinier s’y jeta désespérément alors que le bateau chavirait définitivement, emportant Sir Georges et le reste de l’équipage. Les yeux clairs de Marie se plissaient et larmoyaient, tant la réverbération était intense. Elle releva la couverture sur sa tête pour se protéger des rayons si néfastes. C’est alors, que balayant d’un regard une mer d'huile, elle crut apercevoir une masse au loin. Ses mains jointes comme pour guider son regard, elle se leva et cria de joie.

- Mark, Mark un navire ! Là-bas un navire, regarde ! Mark dû se rendre à l’évidence, un navire passait au loin, mais suffisamment près pour qu’il en devinât sa masse sombre. Le jeune secrétaire s’empara de la boîte de secours et arma le pistolet d’une cartouche. Il tira dans la direction du bateau, dans l’intention d’être aperçu.

Une étincelle rougeâtre illumina le ciel, dernière flamme d’espoir. La petite fille léchait une glace à la vanille, alors que sa mère discutait avec sa voisine de cabine. 


- Maman j’ai vu un feu d’artifice là-bas.
- Sophie que dis-tu ?
- Maman je vous assure. Tenez encore un éclair. 

La maman tourna promptement la tête et effectivement vit elle même une sorte de fusée traverser le ciel. Elle héla un steward et l’en informa. Mark et Marie, après avoir été recueillis par une chaloupe, gagnèrent le pont principal, escortés par les applaudissements des passagers. Là, devant eux un petit homme à la barbe blanche leur sourit. Coiffé d’une casquette aux multiples bandes blanches, le commandant du navire leur tendit les bras. 


- Bienvenue à nos rescapés !
Bienvenue... sur le Titanic !

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Éric Gabriel