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Eric Gabriel

LE RÊVEUR D'ETERNITÉ
Nouvelle primée au concours de l’A.S.A.C de Lyon 2006

Je me réveillai lorsque le cercueil buta contre le sol du caveau. Réveiller est un vain mot, car je ne m’étais assoupi que quelques heures ou quelques jours. Enfin je ne sais plus exactement. Je me souviens d’une échelle mal calée, d’un pied malhabile et d’une chute stupide. C’est alors que des fantômes se mirent à danser autour de moi, avec des gestes lents et une voix sourde, inaudible. Puis le noir, comme une flottaison du corps dans le vide céleste avec de-ci de-là, des étincelles de vie. C’est plus loin qu’apparut une lumière éblouissante, comme une invitation à la rejoindre, une flamme de vie qui me tendait les bras. C’est à ce moment que le cercueil a buté contre le caveau. Mon caveau de famille.
J’eus très vite la lucidité de ce qui m’arrivait. Tout me revint en mémoire. La chute, la conscience de cette chute, la respiration qui se bloque comme une recherche de protection.
Mais grâce à ces employés des pompes funèbres maladroits, et une petite chute du cercueil, la pompe du cœur se remit en fonctionnement. Comment me sortir de là ? J’essayais de bouger la main, mais seuls mes doigts répondirent. Mon corps, paralysé pendant, semble-t-il plusieurs jours, avait du mal à répondre à un esprit qui lui-même sortait à peine de sa léthargie. Comme un nouveau-né, il me fallait apprendre. Sauf qu’il fallait faire vite, car mes poumons étaient avides d’un air trop rare dans cet endroit confiné. Tout d’abord, (pendant que mon corps se réchauffait grâce à mes globules rouges) il me fallait faire travailler mes cellules grises, qui elles fonctionnaient étonnamment bien. Règle numéro un : ne pas paniquer. Certes, se sentir vivant fait un bien fou. Mais, vivant dans un cercueil fermé de l’extérieur, au fond d'un caveau lui-même clos, pourrait provoquer une forme de désarroi, voire d’affolement.

C’est en tâtonnant mes poches de pantalon, que je sentis différentes formes. Je distinguai avec étonnement un paquet de kleenex et ma montre, ce qui me fit penser que l’on avait omis de vérifier l’état de mon costume. Dans toutes ces formes j’en reconnu une fort sympathique et que je connaissais bien : Mon couteau suisse ! Un dix lames, offert par mon père le jour de mon passage des louveteaux chez les scouts. Inséparable objet et ami fidèle, qui allait m’accompagner dans l’au-delà et qui à présent allait me faire revenir à la vie terrestre. Avec le poinçon du couteau, je pus entailler les contours de la vis située à ma gauche, ayant au préalable arraché le velours pourtant douillet.

Puis de ma lame principale toujours affûtée, j’évidai les particules de sapin sans difficulté mettant le corps de la vis à nu. Je fis de même avec les autres situées à ma droite et au-dessus de mon visage. Les vis, ainsi sans attache, libérèrent la partie haute du cercueil. Mes forces étaient à présent revenues en partie et je sentais mon corps se réchauffer. Je décidai alors de pousser de toute ma vigueur sur le couvercle. J’entendis des craquements et entrevis l’abîme du caveau dans la fente ainsi créée. Je recommençai plus violemment et une fois de plus le corps inférieur du couvercle craqua pour céder finalement à la troisième tentative.

Je tâtai les bords et constatai que mon dernier lit de bois avait été placé dans la partie inférieure du caveau. Au-dessus de moi, dormait depuis dix ans mon frère qui s’était stupidement tué en voiture en jetant sa Fiat 500 contre une Mercédès grand luxe. Dans sa jeunesse, il avait toujours préféré dormir en haut lorsque nous partagions la même chambre. A ma gauche, le cercueil de ma grand-mère et au-dessus celui de mon cher grand-père. J’aspirai une bouffée d’air, qui me parut familiale et à peine confite. Aussi, je décidai de ne pas traîner en ces lieux et m’extirpai de façon pataude du cercueil. Ne pas paniquer ! Au contraire, il me fallait trouver la sortie qui devait être en face de moi, si l'on m’avait introduit dans le caveau la tête la première. J’optai pour cette hypothèse qui s’avéra bonne et découvris effectivement une plaque de ciment qui obturait l’entrée et dans mon cas la sortie.

Mes jambes me soutenaient à peine et des milliers de fourmis, que j’espérais virtuelles, engourdissaient ma chair. Je me massai le haut des cuisses pour faire circuler le sang et petit à petit, je sentis refluer la vie dans mes jambes. J’inspectai ensuite la plaque empêchant ma liberté. Elle était maintenue par quatre crochets en métal qui pivotaient de côté pour la libérer. Je me rendis finalement compte qu’il devait être plus difficile d'entrer mort dans un caveau que d’en sortir vivant ! La plaque débloquée libéra une brouettée de sable et de terre qui tomba sur mon costume et sur mes chaussures. Mais ce fut surtout une giclée d’air pur qui s’engouffra et régénéra l’atmosphère du cocon familial. J’en avalai dix litres et faillis étouffer.


Le trou laissa pénétrer également une échelle de lumière qui m’offrait ses barreaux. Mais c’est à l’aide de mes bras que je me hissai tout en grimpant sur le cercueil de mon frère, comme lorsque je montais sur son dos pour chiper les pommes du père Marcel notre voisin. Péniblement, je m’extirpai de ce goulet et ressentis comme les stigmates d’une seconde naissance. Mais à la place d’une hypothétique sage-femme, j’aperçus dans le flou du jour naissant, le visage horrifié d’une veuve, un arrosoir à la main, qui inondait ses escarpins la bouche béante et le regard globuleux. Puis, un son, non un cri ou plutôt un hurlement jaillit de cette caverne édentée, ce qui me rassura sur mes fonctions auditives encore intactes. Elle lâcha l’arrosoir et s’enfuit la bouche ouverte, les bras en l’air. J’eus le temps de me traîner jusqu’à l’arrosoir et embouchai aussitôt le tuyau pour me rassasier de son nectar. Après cette sécheresse forcée, ce liquide raviva mes muqueuses. Debout à présent et bien vivant, je fis un tour d’horizon de ce cimetière que je connaissais bien. A part ma veuve éplorée et affolée, il n’y avait pas grand monde. Alors je me dirigeai vers la sortie. J’avisai l’horloge du clocher de l’église qui indiquait huit heures. L’église me fit penser au curé qui devrait apprécier ma visite.

Ne m’avait-il pas enterré ? Cela crée des liens. Le presbytère étant à deux pas, qui pour moi furent quatre ou cinq, je sonnai à la porte. Le prêtre m’ouvrit les yeux hagards, c’était un jour sans messe du matin. Je n’avais pas choisi le jour de ma renaissance. Le cri qu’il poussa me confirma ma stéréophonie déjà éprouvée. Mais sa stupeur m’étonna. Ne devrait-il pas être le plus aguerri aux techniques de la résurrection ? 


- C’est pas possible…C’est pas possible…. C’est pas…
- Possible. Vous l’avez déjà dit ! Vous voyez bien que si.
- Mais… Mais… J’sais pas quoi faire moi. C’est pas prévu ! Hurla-t-il - Qu’est-ce qui n'est pas prévu, chéri ! C’est moi qui sursautai. Une voix féminine venait de se faire entendre en haut de l’escalier. Il tourna la tête vers la voix, puis vers moi et me claqua la porte au nez.
- C’est pas possible ! Fis-je. 


Je le quittai bien décidé à retourner chez moi, avec toute la quiétude d’un homme neuf. Mes pas étaient parfois malhabiles et mes chaussures me blessaient aussi, mais qu’importe je goûtais chaque instant, enivré de vie Sur cette place de la République, trônait un pompeux hôtel de ville aux colonnes aussi innombrables qu’inutiles. J’y entrai. Le bureau de l’état civil se situait tout de suite sur la droite. La porte vitrée grinça dans sa lente rotation. La préposée me regarda de haut en bas. Mon beau costume était maculé de terre.

- Monsieur ? Ça y est, j’étais à nouveau quelqu’un : Monsieur ! C’était moi
- Oui je viens pour rectifier une erreur, s’il vous plaît.
- De quel genre ? Le ton était sec, direct mais professionnel.
- Il s’agit de ma mort. Enfin, mort supposée, car voilà enfin je n’étais pas tout à fait mort...
- Vous me semblez effectivement plutôt vivant ! Je lui souris, elle non !
- C’est à dire que je sors de ma tombe où par erreur…
- Vous étiez tombé !
- Non pas dans la tombe, mais d’une échelle ! En tombant d’une échelle je suis…
- Tombé dans la tombe directement ! D’accord ! Et vous êtes monsieur… Je lui donnai mes nom, adresse et date de ma mort, qu’elle vérifia aussitôt.
- Effectivement ! Vous êtes mort le 1er novembre à la Toussaint.
- Ah oui j’étais en congé, je me souviens et j’accrochais des… - Qui me prouve que vous êtes mon mort et que vous êtes bien vivant ? Enfin je veux dire que vous êtes bien ce mort maintenant vivant ? Vous avez des papiers ? Je fouillai ma poche intérieure sans y trouver aucune preuve.
- Non pas ici, mais si je les retrouve…
- De toute façon ça ne changera rien. Pour l’administration vous êtes décédé et vous perdez ainsi tous vos droits dont celui de vote ! Mais si vous redevenez vivant alors il faudra vous signaler auprès du fisc, de l’EDF, de la CPAM, des PTT et des pompiers pour le calendrier de fin d’année ! 

Je demeurai un peu étourdi
- Et il existe des formulaires pour cela ? Enfin pour revenir vivant après être mort ?
- Non, mais rassurez-vous dans l’autre sens non plus. L’administration ne fait pas remplir de formulaire à un mort, enfin pas à ma connaissance. Pardonnez-moi cela va être l’heure de ma première pause, je vous enjoins de vous renseigner auprès du secrétaire du Procureur de la République, lequel pourra éventuellement diligenter une enquête auprès de nos services qui eux-mêmes soumettront votre demande auprès des différents organismes compétents susnommés afin d’étudier vos droits et le cas échéant y répondre favorablement !
- Et ça prendra combien de temps ?
- Bof ! Actuellement avec la réduction du temps de travail, les congés maternité et paternité, les arrêts maladies et la grève des postiers, nous sommes un peu surchargés. Mettons un an ou deux, si le nouveau procureur arrive bientôt.
- Il n’est pas là ?
- Non, il est mort voilà trois mois et son successeur n’a toujours pas été désigné. Maintenant, je dois vous laisser, ma pose syndicale va être entamée. Au revoir.
- Au revoir…. M’dame. 

Je repris mon chemin ou plutôt ma quête de la vie, un peu découragé Je passai devant ma boulangère et lui fis bonjour de la main. Du coup, elle se signa par trois fois. 

J’aurais dû prévenir ! Je sais que j’aurais dû prévenir ! Mais voilà, je sonnai comme d’habitude et ma femme ouvrit, au bout de la deuxième sonnerie. Elle me regarda fixement, puis après dix secondes hurla comme lors de son premier accouchement. Bien qu’habitué à présent, je fis malgré tout la grimace. Elle recula d’un pas, j’en fis un autre. Ma fille sortit du salon encore en pyjama. Ses cordes vocales vibrèrent à l’unisson, gonflant sa jeune poitrine. Puis le silence, lourd, frontière invisible.

- C’est moi ! Fis-je assez benoîtement. En fait, je n’étais pas tout à fait mort, je crois. Un peu comme les chamans d’Amérique du Sud… Qui mangent des champignons… Tu vois ? Non mon épouse ne voyait pas. Elle me voyait moi, fantôme parmi les vivants. Puis elle se mit à pleurer, comme souvent. J’attribuais ces larmes à sa peine ou à l’émotion soudaine. Je me trompais.
- Papa ? Ma fille s’avança vers moi alors que ma femme recula d’autant. C’est toi ? Elle eut ensuite cette remarque d’affection toute personnelle.
- Tu sens la mort !
- C’est l’odeur de tes arrière-grands-parents. 
Ils vous embrassent. J’allais joindre le geste mais elle aussi recula en se blottissant contre le sein maternel. C’est alors qu’il apparut dans mon dos, par la voix d’abord.
- Babeth ! Qui c’est ce clodo ?
Il avait appelé ma femme Babeth. Elle qui ne voulait plus que je lui donne ce petit nom charmant depuis... Depuis quand déjà ? En me retournant, j’aperçus un gaillard barbu, avec de ridicules lunettes rondes. L’antithèse de moi même. Alors je lui répondis.
- Son veuvage !

Il haussa les épaules qu’il avait larges et sortit mon trousseau de clefs de sa poche. Je le reconnus grâce au porte-clefs en forme de trèfle à quatre feuilles. D’un geste brusque, il me poussa dehors, entra dans ma maison et claqua la porte derrière lui. Il la referma sur ma vie et sur ma naïveté. Alors je repris le chemin d’où je venais et croisai en sortant le facteur qui, la main tremblante et la bouche ouverte, me tendit le courrier. C’était la facture de mes obsèques. Je constatai que si la vie n’avait pas de prix, la mort avait un coût élevé. Je jetai le tout pardessus mon épaule. 

Je saluai encore ma boulangère qui cette fois s’écroula derrière son comptoir, puis longeai la mairie et ses poses syndicales, ainsi que le presbytère et ses turpitudes. En refermant les lourdes grilles du cimetière, j’en appréciai le silence. Harmonie et douceur pour les rêveurs d’éternité. Je fixai le soleil dans les yeux un court instant. Il ne m’avait jamais paru si puissant, si éblouissant. Alors je pénétrai à nouveau dans mon caveau et pris soin de refermer la plaque de ciment derrière moi. J’époussetai mon costume et me recouchai dans mon cercueil en ayant salué mon frère et mes grands-parents au préalable. 

En quelques jours de sommeil, j’étais devenu un autre aux yeux des miens. Un passage de la bible me revint en mémoire : La résurrection de Lazare et son teint blafard qu’il trimbala tout au long de sa seconde vie. Au moins, à présent j’allais me préserver de cette apparence morbide. Je sortis mon seul véritable compagnon depuis l’adolescence, et avec l’aide de sa lame la plus aiguë, je caressai mes poignets et fis couler ce sang et cette vie qui ne m’appartenaient plus. 

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Éric Gabriel