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Eric Gabriel
Le vieux sorcier

LE VIEUX SORCIER
Prix des libraires au concours de nouvelles Annie Ernaux 2004

Les tours de la cité dominaient la périphérie de la ville. Une seconde ville posée à côté de la véritable. Une banlieue proche de rien, mais loin de tout. Un lieu sans passé, et surtout sans avenir, mais pas sans mémoire. Car la mémoire ici est vivace et les souvenirs tenaces. On se rappelle des premiers jours dans ces immeubles froids et carrés, de ce balcon que le père avait trouvé minuscule, de ces ascenseurs trop bruyants. Alors, c’est dehors que la vraie vie s’est développée. Sur les marches des perrons, sur les pelouses, dans les rues... Eux d’abord, la génération d’avant, puis la suivante, plus aigrie que violente. Et à présent cette dernière, née ici, sans passé, sans regret, sans avenir... Celle-ci ne demandait rien à personne, mais ne devait rien aux autres.

Rachid s’était assis sur ce vieux pneu, trace d’un ancien vol de voiture. De là, il pouvait lancer son regard à l’infini, comme un hameçon, lancé à l’aventure. Une mer de verdure s’étalait à ses pieds. Des jardins ouvriers d’abord, abandonnés là, chavirés le long de l’autoroute. De l’expropriation ne demeurait qu’une friche, un paysage de désolation qui s’ajoutait à celui trop quotidien de Rachid. Et pourtant sur sa gauche, derrière cette départementale sinueuse, ruisseau près du fleuve autoroute, des champs majestueux découpaient une toile posée à terre, en un damier multicolore. Il s’imaginait en Christophe Colomb, s’étonnant de la platitude d’une terre ronde et du mystère de l’infini. Mais, aucun phare ne clignotait au loin et sa vue mourait sur le fil de l’horizon. Il cracha son chewing-gum et en enfourna aussitôt un autre. L’asphalte de la départementale ressemblait à un morceau de gruyère. Des nids de poules parsemaient les bas côtés, alors que la ligne blanche s’effilochait par endroit. Des affaissements la rendaient dangereuse et si des plans successifs de remise à niveau avaient été élaborés, aucun d’entre eux n’avait abouti. Cette route fuyait vers des villages moribonds dont l’enjeu politique était négligeable. La départementale s’abaissait sur plus d’un kilomètre pour se coucher sous l’autoroute dans une position de soumission. La vie était comme ce trafic autoroutier, rapide, impersonnel, droit au but sans prendre le temps d’admirer les alentours.

Lui, avait prit le temps. “Un temps infini”. Pensa Rachid. En l’admirant, il se prenait à le jalouser. Majestueux, le caractérisait à la perfection.
Quel âge pouvait-il avoir ? Cinquante ou cent ans. On aurait dit que la route avait fait un détour pour éviter qu’on ne le rase. Ce chêne vivait en ermite depuis que Rachid le connaissait. C’est à dire cinq ans exactement. Arrivé à l’âge de quinze ans dans cette cité, Rachid venait de fêter ses vingt ans avec ses copains du moment.

Depuis son installation avec sa famille, il ne s’était pas passé une semaine sans qu’il ne se rende auprès de lui. Car c’était souvent sur son écorce, que son regard hameçon finissait par s’accrocher. Rachid se demandait comment on pouvait demeurer ainsi, tant et tant d’années, sans bouger, sans même pouvoir se retourner pour suivre le soleil des yeux. Il aimait cet arbre et le craignait pourtant. Il le surnommait le vieux sorcier.

Sa mélancolie fut brisée par une fugue en échappement majeur, jouée par les cuivres d’une Porsche 911, qu’il distingua au loin. La rapidité du véhicule étonna Rachid et plus encore, sa présence sur cette départementale, résignée au seul usage des engins agricoles. Une fumée s’évaporait rapidement derrière la voiture et Rachid la distinguait mieux à présent. Des rondeurs extrêmes fendaient l’air doux de l’après-midi et se jouaient de la vitesse excessive. Une carrosserie dessinée pour que l'œil s’y paresse. Pourtant, celui du jeune homme abandonna un instant la Porsche et revint s’agripper au tronc du vieux chêne. La sentinelle impassible, semblait attendre l’assaut rebelle de la horde furieuse. Alors, Rachid retourna vers la Porsche, il en distinguait la couleur gris clair à présent, mais la plaque minéralogique lui paraissait étrangère. Les yeux ronds de la bête étaient éteints et ne semblaient voir la route qu’au dernier instant. Un fauve aveuglé par sa puissance, échappé de sa cage et insouciant du risque.

Pourtant, Rachid avait deviné le danger, ou plutôt l’avait ressenti. Une sorte d’appel intérieur suggéré, peut-être par ce vieux seigneur de la terre, à l’écorce ridée. L’arbre agissait tel un aimant autour de lui. Les oiseaux déroutés s’y attardaient, de vieux paquets en Nylon aussi... Le vieux chêne était un semeur de vie, mais à cet instant il irradiait d’une toute autre façon. La mort venait de s’accrocher violemment à ses flancs. Sa chair pourtant ferme succomba par endroit aux coupures infligées par les tôles de la Porsche. L’arbre geint sous cette étreinte, tandis que la voiture éclata comme un gland sur une pierre. Rachid courait déjà depuis un moment, dévalant cette colline. Le chêne avait fait appel à lui dans un dernier sursaut.

Le bitume portait la signature d’un freinage dérisoire et surtout désespéré. La vitesse excessive, la méconnaissance de la route et ce virage en épingle avait lié les trois êtres à jamais.

Déjà une fumée noirâtre enveloppait, le vieux chêne. La carlingue fortement disloquée béait par endroit. Une forme humaine gisait à l’intérieur de l’habitacle, ceint d’un ruban noir. Rachid ne prit pas la peine de dévisager le conducteur, mais se précipita sur la ceinture de sécurité qu’il arracha vivement, puis attrapa le pantin qu’il extirpa du véhicule. Dans un dernier geste, celui-ci avait tourné le volant sur sa gauche et c’était l’aile droite de la voiture qui avait subi le choc. Rachid tira l’homme au plus loin qu’il put. La voiture saignait à l’arrière et une flaque malodorante se formait déjà. Il eut à peine le temps de se coucher, lorsqu’elle prit feu. Une gerbe majestueuse souleva un nuage d’orage, entraînant derrière lui les dernières feuilles de l’arbre. Des feuilles élaborées avec tout le soin et la patience d’un vieux sorcier. 

Le nuage fut si intense, que toute la banlieue se retourna. Les fenêtres s’ouvrirent et chacun put admirer ce feu de la saint Jean trop précoce.  

Les pompiers éteignirent en quelques instants les flammes, tandis qu’une ambulance emportait le corps inerte du conducteur. Un masque à oxygène le rendait encore plus méconnaissable que tout à l’heure. Rachid légèrement choqué avala également quelques gorgées d’un air pur qu’il apprécia autant qu’il le découvrit. Il dégustait l’oxygène tout en remarquant cet homme en imperméable beige donner des ordres vifs aux gendarmes. Puis le type, un peu chauve, s’éloigna du groupe et téléphona sur son portable. Un discours accompagné de gestes précis et qui ne laissaient supposer aucune contestation. Tout en raccrochant, un gendarme, képi vissé sur le crâne et moustache de rigueur, s’approcha du policier chauve et lui désigna Rachid d’un index pointé. Il fourra son portable dans sa poche et se dirigea vers le jeune beur. Le policier s’agenouilla, sourit et passa sa main dans les cheveux bouclés du jeune homme. “Drôle de geste pour un flic.” pensa-t-il. Les mots que le policier prononçait parvenaient au ralenti à ses oreilles. D’ailleurs Rachid remarqua, que tout, autour de lui, fonctionnait à ce rythme. Il entendait les mots “accident”, “vitesse”, “sauvé”, “vivant”... Puis d’autres vinrent moins compréhensibles pour son jeune esprit: “sécurité”, “cheikh”, “riche”, “R.G”... Le type lui présenta même une carte tricolore que Rachid regarda d’un air distrait. Ses sens, pourtant s’éveillaient à présent. Rachid comprit certaines questions : “Etait-il poursuivi”... “Avez-vous vu d’autres voitures”.... “Y avait-il quelqu’un avec lui”... Sa voix était douce et tranchait avec sa fonction. Des flics comme ça, Rachid n’en avait jamais vu au commissariat du coin. Puis il but un long verre d’eau et un infirmier le releva. Il demeura un instant assis sur la civière, seul à présent. Le flic des RG fumait un cigarillo en scrutant le ciel. Rachid regarda autour de lui, un type prenait des photos de la voiture et de l’arbre. Le vieux sorcier était à présent tout cramoisi, mais son tronc était encore solide, alors qu’on aurait eut du mal à découvrir la fière allure d’une Porsche sous la carcasse métallique qui gisait à ses racines. 

Tout à coup, le flic pointa du doigt un point noir dans l’horizon. Il jeta son mégot et chacun s’affaira. Le point noir grossissait, alors qu’un vrombissement trahissait la présence d’un hélicoptère. L’instant d’après, celui-ci se posa non loin de l’arbre. Les pales de l’hélicoptère soulevèrent la poussière du champ et déshabillèrent définitivement le vieux sorcier de ses dernières feuilles. Les nombreux curieux, pourtant tenu à l’écart, se frottèrent les yeux. Le flic à l’imperméable courut jusqu’à l’appareil et en ouvrit la porte. Deux silhouettes descendirent. Rachid aperçut, la forte corpulence d’un homme vêtu d’une djellaba et coiffé d’un keffieh. L’autre, plus malingre, lui tenait le bras, comme pour mieux le soutenir. Ce dernier maintenait difficilement sur son crâne, une casquette ornée d’un entrelacs de feuilles d’or. Les deux hommes s’approchèrent de la carcasse déformée, la scrutant sous tous les angles. Puis l’homme en djellaba leva les yeux vers le sommet de l’arbre et en fixa longuement la cime. Un instant de recueillement ou de colère contenue, qui sembla toutefois suffisamment interminable à son accompagnateur pour que celui-ci ne l’interrompe. Ensuite, les deux hommes, à l’invite du flic en imperméable, se dirigèrent vers Rachid. 

A son grand étonnement, l’inconnu en djellaba s’agenouilla devant Rachid, et commença à lui baiser les pieds. Ses acolytes, surpris, tentèrent de le relever. Mais c’est Rachid lui-même qui, peu coutumier du fait, mit fin à cette dévotion soudaine. D’autant que ses Nike, pourtant neuves, étaient à demi fondues. 

L’homme était en larmes et remercia, dans un mauvais français, Rachid d’abord, et Allah ensuite, d’avoir sauvé son fils. Il lui baisa une dernière fois ses lacets et joignit ses doigts cernés de pierres précieuses, en une posture dévote. Rachid se recroquevilla devant cet illuminé, qui souhaita mille ans de bonheur et de prospérité au sauveur de son fils. 

Le soldat d’opérette que le type des R.G appelait préfet, serra vigoureusement la main du jeune beur, ce qui acheva de le réveiller complètement. 

Le Cheick n’en finissait pas d’évoquer Allah en arabe et en français, ainsi que le courage du jeune homme qu’il ne remercierait jamais suffisamment, en ajoutant que sa fortune était à lui s’il le désirait. Jugeant l’offre par trop excessive, le préfet, pragmatique, traduisit les pensées du Cheick, en ces termes. 

- Notre ami le Cheick Muhammad Ibn Al - Sabbah, s’honore d’être près du sauveteur de son fils et entend le remercier comme il convient. Nous pensons qu’une somme d’argent, somme raisonnable.... Disons deux milles ou trois milles euros, serait... 

Soudain le Cheick changea d’attitude, crispa son visage et saisissant le bras du préfet le rudoya vertement. - Quoi, deux milles euros.... 

Pour la vie de mon fils, tu donnerais que deux milles de tes euros... Immonde chien... Race impure... Qu’Allah te maudisse... Et d’un geste brusque, le Cheick repoussa le haut fonctionnaire, lequel termina sa phrase suspendue dans une flaque de boue aux couleurs douteuses. Le flic des R.G et des gendarmes se précipitèrent pour ramasser le délicat préfet. 

Rachid regardait la scène d’un œil inquiet. Ce n’était pas tous les jours qu’on flanquait un préfet dans la boue pour lui. Le Cheick lui apparaissait du coup beaucoup plus sympathique et les joues rondes de ce dernier se dégonflèrent sous l’effet d’un vaste sourire. 

- Mon fils, ta famille peut être fière de toi, tu es courageux et ce courage mérite une récompense! Dis-moi ce que tu veux, tes souhaits seront mes réalités.... 

La tête de Rachid bourdonnait à présent de multiples sensations. Fuir tout d’abord, ou revenir une heure en arrière, afin de revoir son vieux sorcier tel qu’il était. Il caressa du regard le tronc meurtri du chêne lorsqu’il aperçut les débris de la Porsche. Son imagination fit le reste. Elle se reforma sous ses yeux, regonfla ses rondeurs d’avant, rutila de nouveau de tous ses chromes. Sa poitrine jetée en avant, ses hanches fines, ses yeux clairs, elle était là devant lui, elle l’attendait lui Rachid, le petit beur de la cité. Elle était tout à lui, soumise. 

- Je veux... Je veux.... Elle..... 

Il tendit le bras devant lui. Le Cheick se retourna et vit la carcasse de la voiture de son fils. Il comprit. 

- Une Porsche comme celle-ci, tu veux ? Rachid acquiesça de la tête. 

- Une Porsche comme ça, tu auras ! J’ai dit. Demain, elle est devant ta maison. Où habites-tu ? 

Rachid indiqua d’un vague coup de menton, la cité brumeuse. Le Cheick balaya d’un seul coup d'œil, les sombres bâtiments. 

- Bâtiment 7... Escalier B... Demandez Rachid... 

- Bâtiment 7, escalier B, je demande Rachid... 

Le bâtiment 7 ressemblait à son voisin le 6 et plus loin encore le 8. Seul l’attroupement devant la cage d’escalier laissait supposer que le nouveau Dieu de la cité habitait ici. Car on était fier, ici, de faire parler de la cité autrement que par les rackets habituels, les incendies de voitures, les trafics de toutes espèces. Un héros était né et on se raccrochait à lui comme à une bouée de sauvetage. 

Pour une fois les journalistes travaillaient paisiblement, les quelques policiers souriaient aux jeunes et on avait même débarrassé le parking des vieilles voitures désossées. Elles n’auraient décidément pas supporté la concurrence de la Porsche. Vers quinze heures, la cité s’ébroua. Une voiture banalisée, tout d’abord, puis une Rolls Royce, comme on en avait jamais vu ici, et n’en verrait sans doute plus jamais, et en dernier un superbe bolide. Une masse de puissance survitaminée, que le Cheick en personne conduisait. Deux motards fermaient le cortège, qui s’immobilisa devant la foule médusée. Les plus petits bousculaient les plus grands, mais personne n’osait s’approcher. Le chauffeur de la Rolls, un blond d’un mètre quatre-vingt-dix au moins, s’extirpa rapidement de la voiture et se dirigea vers la Porsche. Il en ouvrit la porte conducteur et, tout en s’inclinant, aida le gros Cheick à sortir de cette sportive carrosserie, au plancher bien trop bas pour son volumineux postérieur. 

Le type des R.G se colla aussitôt à l’émir, dévisagea tout ces jeunes beurs et les considéra d’emblée comme d’éventuels terroristes. Mais le Cheick, débonnaire, commença à serrer les mains des gosses, puis des plus grands. On le dévisageait, l’enviait, le craignait, mais son sourire d’or et sa djellaba éclatante termina de rassurer tout le monde. Et chacun, à présent se faisait un jeu de lui toucher les mains comme on caresse la poule aux œufs d’or. Puis on se détourna, l’allégresse retomba légèrement et la petite foule de gosses s’écarta. Rachid sortait de l’immeuble à présent et se retrouva face au Cheick. Celui-ci l’embrassa chaleureusement en lui baisant les deux joues. 

- Mon fils, mon fils... Viens regarde... Elle est à toi ! Belle comme le jour... perle dans la nuit... Une beauté sans pareille... 

Alors dans un silence total, Rachid descendit les quelques marches qui le séparaient de la Porsche. Plus qu’une voiture, une maîtresse. Il s’installa et demeura un long moment à deviner l’utilisation de chaque manette, bouton, cadran. Puis, en confiance, tourna la clef de contact et un grognement de contentement s’échappa de la bête. A la fois belle et farouche, elle se débattait encore, avant de se savoir soumise à tout jamais. Rachid démarra et la Porsche frôla les immeubles. Le front haut, il devinait de nouveaux paysages. Des sensations naissantes caressaient son épiderme. Il s’enfermait dans cette coque de métal comme pour mieux s’extérioriser. 

Alors, il n’y eut à l’instant qu’un chemin ouvert devant lui. Les tours s’effaçaient une à une, les silhouettes abandonnées derrières lui se fondaient en une seule traînée. L’horizon l’invitait à le rejoindre. 

Aller de l’avant, toujours ! 

L’asphalte brûlait sous les larges pneus alors que, vitres baissées, l’air chaud s’engouffrait dans l’habitacle. Rachid dominait la bête, elle lui était soumise. Il bifurqua ensuite dans cette ruelle oubliée du temps présent, menant directement à la départementale. Les façades crasseuses de ce qui était jadis des bâtiments d’usines, succombaient aux assauts du temps. La Porsche les longea fièrement. 

Rachid roula ainsi plusieurs heures goûtant l’ivresse de la vitesse, le plaisir de la conduite et le confort des cuirs intérieurs. Il ressentait cette liberté autorisée aux uns et interdite aux autres. Car la richesse crée la puissance, pensa-t-il, cette force faisait de la Porsche un outil servile. A l’instant Rachid était riche de cette puissance. 

Soudain, il le vit au loin, là-bas, silhouette flouée dans le crépuscule naissant. Le vieux serein attendait l’hommage du soir. Il freina brusquement et le fixa longtemps. Ce vieil arbre, ce vieux solitaire, c’était lui le maître du jeu, songea Rachid. Il ne serait pas à bord de ce bolide sans l’aide du vieux chêne. L’arbre lui avait dicté sa conduite pseudo héroïque. Rachid n’avait été qu’un valet dans cette affaire. C’était le vieux sorcier le vainqueur. Une victoire qui l’avait déshabillé pour un long moment. Rachid baissa la tête. Aucun de ses copains ne pouvait comprendre et il ne savait l’expliquer à quiconque. Personne ? Si, le vieux sorcier, lui saurait le comprendre, lui si confiant sur ses racines. Il devait le mettre à l’épreuve... Une seconde fois. 

Alors Rachid démarra en trombe, passa les vitesses rapidement et retraça la route suivi par le fils du cheikh. La route semblait s’écarter devant lui, à chaque virage les pneus criaient victoire. Le jour s’épuisait, mais le soleil caressait encore la tôle grise. Un reflet qui coulait le long d’un ruban noir. Rachid ne quittait pas du regard le vieil arbre, gardien d’un virage en épingle. La voiture filait à une vitesse excessive, il le savait. Son point de mire l’attirait tel un aimant. 

A moins de cinquante mètres, il freina brutalement et l’arrière du véhicule chassa dangereusement. Les pneus dérapèrent un moment, traçant des arabesques sur la route. La Porsche quitta la route et glissa sur l’herbe roussie. Rachid tira le frein à main et la bête s’immobilisa dans un cri rauque. A moins de deux mètres du vieux sorcier, la voiture fumait de tous côtés. Rachid ouvrit sa portière et sortit lentement. Sa tête bourdonnait, ses yeux piquaient. Alors calmement, il s’approcha du tronc cramoisi. Ses mains caressèrent l’écorce meurtrie et ses doigts glissèrent dans les saillies secrètes. Des cendres s’étaient infiltrés et rendaient sa peau duveteuse par endroit. Un parfum tenace et envoûtant enrobait le lieu. 

Rachid ouvrit ses deux bras et enserra le tronc meurtri. Il serra fortement, pénétrant en lui les sensations que dégageait le vieil arbre. 

L’inspecteur au vieux pardessus beige, fit à nouveau le tour de la Porsche. Pas d’indice. Les pas du jeune Rachid partaient de la voiture vers l’arbre, et puis plus rien. Pssst. “ Plus de Rachid” Pensa en lui même le policier. “Parti le Rachid”. Deux jours que la police le cherchait pour revenir au point de départ, au point de nul part. Il haussa les épaules et s’alluma un cigarillo. La fumée, en volutes épaisses, se déchira en rencontrant les dernières branches du vieux sorcier. 

Là tout en haut, de la cime, un bourgeon venait de renaître. 

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Éric Gabriel